Face à l’océan

J’ai fini par appeler le comptable. Cela faisait des semaines que je devais le faire. Il m’a répondu avec gentillesse, m’assurant que nous avions encore le temps pour la déclaration.

Toujours cette manie d’attendre le dernier moment pour accomplir ce qui, de toute façon, devra être fait.

Comme la mort : inéluctable, prévisible, mais que l’on repousse jusqu’au bout.

J’ai envoyé un SMS pour lui demander si je pouvais lui rendre visite. Elle m’a répondu qu’il valait mieux venir après le déjeuner. Je ne comprenais pas pourquoi il fallait encore respecter des horaires, alors que son temps était compté.

Comme si je n’avais jamais rien compris. Cette pensée m’a traversé.

Elle m’a accueilli en disant : « Reviens dans vingt minutes. J’ai besoin de manger calmement, en mâchant très lentement, pour mieux digérer. »

Je suis descendu dans le jardin. Assis, j’ai regardé autour de moi. Le centre Jeanne-Garnier est un lieu de vie où l’on attend qu’elle s’éteigne. Ici, pas de bruit : les sons sont absorbés dehors par la végétation, et dedans, pas d’appareils de soins, peu de voix, mais des sourires.

Elle a pris le temps de manger, peut-être en se disant que c’était l’un de ses derniers repas.

Elle a parlé longuement au téléphone avec un médecin. J’ai trouvé cette conversation inutilement longue. J’étais pressé de l’écouter, d’entendre une amie se confier sur la terreur de mourir.

Mais c’était là, sans doute, le signe que je n’étais plus à la hauteur de l’instant : je projetais mes propres peurs.

« J’aimerais être enterrée au cimetière de Beauval, auprès de ma grand-mère », m’avait-elle confié. Avant cela, elle m’avait dit combien elle se sentait bien ici, au calme, propice à la réflexion — penser à ce qu’il restait à faire : distribuer un peu d’argent à ses nièces, organiser ses obsèques, revoir les personnes importantes de sa vie.

On a ri en imaginant qu’une entreprise de pompes funèbres aurait tout intérêt à s’installer juste en face de sa chambre. Je crois que je me suis penché à la fenêtre pour vérifier.

Je lui ai promis que j’organiserais une cérémonie dans la tradition polynésienne, dans les Landes, face à l’océan — pour célébrer celle qui aimait la mer et le surf.

Nous nous sommes quittés, embrassés.

Elle est partie huit jours plus tard, selon ses propres mots, « apaisée d’avoir tout fait avant de partir ».

Monter la dune

Monter la dune jusqu’à son sommet tout en arrondi, puis plonger vers la mer du moins du regard. Le champ visuel s’agrandi et on découvre le ciel, la mer, le sable, des couleurs différentes bien délimitées en apparence, mais ces frontières vont s’effacer si on marche vers elles. Quotidiennement je fais cette expérience, je vis dans les Landes au pied de la dune. 

Un ami artiste peint des carrés, des rectangles en couleurs, c’est toujours une expérience nouvelle devant ces tableaux, mêlant énigmatique et proximité. Quand je lui demande : alors tu peux m’en dire un peu plus sur ce que je vois, tu peux m’éclairer un peu ? Il répond c’est la forêt, la mer, la dune, le sable, l’horizon, le soleil. J’aurais pu m’en douter, il vit comme moi au pied de la dune et lui peut restituer ce que l’on voit quotidiennement. 

Pourquoi des formes géométriques totalement différenciées arrivent à restituer cette impression de fondue enchaînée du paysage que forme les plages landaises ? 

Devant un tableau censé rassembler la mémoire visuelle d’un coucher de soleil. Il me dit : « je fixe un coin du tableau, un carré de couleur plus clair et les autres détails apparaissent comme une continuité, c’est une porte d entrée du tableau. Mais on peut faire l’expérience inverse partir de l’ensemble et revenir au détail. Ce va-et-vient notre vision le fait tout le temps, pour mieux reconstituer un paysage. » Antoine pour représenter le réel peint des formes géométriques, les assemble leur donne des couleurs, je ne sais pas dans quel ordre.

Sait-il que l’on rentre dans ses tableaux comme quand on monte la dune pour aller voir la mer inlassablement ?