Mes mains ont travaillé, elles méritent bien un peu de repos. Je les frotte doucement avec du savon, après chaque patient c’est ainsi. Dans 10 mn pourtant, les pompiers vont débarquer, la faute à la coloration bleue qu’a pris mes doigts subitement. Panique, je préviens Dimitri du malaise qui m’envahit, il constate comme moi leur couleur anormale. Il va vite comme toujours, médecin au quatrième étage, prise de tension artérielle, déjà au téléphone avec le coordinateur des urgences. Un pompier est penché sur moi pour me faire un électrocardiogramme. Le sergent, une femme, orchestre le tout avec une autorité bienveillante. Elle sourit, moi je n’ai des yeux que pour le bleu de mes mains. Je me concentre aussi sur tous les gestes très efficaces que j’observe. Bientôt ils vont m’amener aux urgences de l’hôpital Cochin.
Pour l’instant les regards un peu inquiets de Cécile, Victoria et Dimitri m’accompagnent. Ce sont mes collaborateurs, associés, mes camarades.
Tout à l’heure, installé dans un lit je vais avoir le temps de penser ma vie, à commencer par ce cabinet boulevard Raspail crée il y a quatre ans avec Dimitri kinésithérapeute ostéopathe, il reçoit les danseurs de l’opéra de Paris, c’est un thérapeute apprécié et reconnu. C’est lui qui s’occupe de la logistique du cabinet moi je le regarde faire. Sa collaboratrice Cécile est une jeune kinésithérapeute très vive, elle semble avoir déjà beaucoup d’expérience, elle a une vraie présence. Victoria est psychologue, elle occupe une place importante pour l’équilibre du cabinet, elle nous reçoit tour à tour dans sa pièce de consultation chacun à sa façon va s’exprimer, se confier à tout moment de la journée.
Mes mains sont toujours l’attention des médecins urgentistes, leur couleur reste une énigme médicale, moi je me sens plutôt bien, les urgences d’un hôpital une fois installé confortablement sont sécurisantes, je peux mourir sans précipitation. Mais c’est aussi un lieu terriblement scénique, les acteurs sont dans le mouvement permanent, codifié, peu de place pour la psychologie, chaque geste a un sens pratique. À travers les vitres on peut être vu et regarder comme on visionne une série. J’imagine les vies de tous ces soignants passionnantes assurément, tellement ils se montrent héroïques à soigner, à guider, à rassurer.
Moi pour l’heure la mienne va m’être rendue, mes doigts ont retrouvé leur aspect d’origine et leur épisode bleuté reste sans explication.
Les esprits autour de moi évoquent la fatigue, le vieillissement, une forme rare et atypique de je ne sais quoi. Moi au fond je sais que c’est mon âme, au bout de mes doigts rien d’étonnant, toute mon intuition y est depuis longtemps.
Je ferai quand même des analyses de sang et consulterai des spécialistes.
Victoria me dira « bleu, cyanosé, mains, rien que des signifiants. »