Une impression d’audience

Le tribunal de Paris, le nouveau, est imposant. Trois immenses cubes posés les uns sur les autres, un parvis immense glacial ce matin. Une file se forme devant l’entrée, je me range derrière un futur « judiciable » qui, comme moi, va répondre devant la justice.
Je suis convoqué à comparaître devant le tribunal judiciaire. Je rentre un peu les épaules et je trouve la salle d’audience. Il y a des avocats tout autour de moi. Ils sont très détendus, ils plaisantent, ils se renseignent entre eux et vérifient leurs affaires sur un écran. Je fais comme eux, mais avec nettement moins d’assurance. Pourtant tout à l’heure, je vais être mon propre avocat, une sorte de self-défense. Je m’installe sur un banc en bois. La salle est sobre, au mur, une balance symbole de l’équilibre et de la mesure. Je me sens seul tout d’un coup. Les avocats continuent à virevolter, ils s’interpellent, ils portent la robe. Je pense à une classe avant que le professeur arrive. Justement, il arrive, tout le monde se lève, madame la juge entre sur le côté, elle s’assoit. Devant elle, une pile de dossiers. Elle va les prendre un à un suivant un rituel bien ordonné à côté d’elle, une sorte de juge sûrement moins important va indiquer les dates des renvois. Mon nom est prononcé, je me lève, la juge me demande si je suis en mesure de me défendre, je réponds oui, l’avocat de la partie adverse m’a déjà dit bonjour. Notre dossier est retenu, l’affaire sera jugée ce matin.
Je vais tout à l’heure l’exposer devant mes juges. Ils vont m’écouter comme m’a écouté l’avocat de la société de location. J’avais préparé une lettre écrite par une avocate qui décrivait avec justesse le contentieux. Elle est restée sur la table. Je me suis contenté de dire que je suis kinésithérapeute et que je voulais tout simplement acquérir un lecteur de carte vital, avait fait appel pour cela, à un organisme qui devait se charger de tout. Cette entreprise s’est contentée de me prélever tous les mois une somme sans aucun service en retour. Mais les choses les plus simples sont quelques fois les plus difficiles à prouver. Car ces sociétés privées prospèrent sur un marché captif de professions libérales de santé, qui sont réticentes à toutes démarches administratives.
Comment prouver que le matériel livré était inutilisable ? Je suis de bonne foi, je m’entends prononcer cette phrase, sûrement pas suffisante pour convaincre une juge. Mais à mes yeux, et de ma place, dite dans cette enceinte, elle m’a contenté. La magistrat a pris connaissance de toutes les pièces qui étaient en ma possession et les a conservées. Le jugement est en délibéré à la date de… Je n’ai pas écouté la fin de la phrase. Je me sens plus léger, les dés sont jetés, je peux attendre le jugement sereinement. Dehors, sur le parvis, le vent me rappelle à la réalité. Je vais travailler.

Le journal du soir

Lire « Le Monde » papier livré à mon cabinet, une fiction, un fantasme, un espoir fou. Un patient a réussi à m’abonner. Je vais retrouver ce plaisir d’écarter les bras et plonger mes yeux vers l’horizon des lignes, une expérience tellement plus agréable que la lecture sur un écran de téléphone.
En fin d’après-midi, il va arriver, je vais le voir glisser sous la porte. J’attends presque impatient alors que la vieille cela n’existait pas, étrange conditionnement.
Il n’est jamais arrivé, je me suis replié naturellement vers le site du Monde et retrouver mes habitudes de lecture zapping frustrantes. 
Le lendemain matin, la gardienne est arrivée dans la salle d’attente et me l’a tendu avec un air amusé mi-agacé.  Je me suis retenu de lui dire que c’était trop tard que ce monde était déjà trop vieux. J’ai souris trop content de toucher le graal.
Sur mon bureau, ils ont commencé à s’empiler parfaitement pliés. En fait cela va trop vite toute cette intelligence condensée sur du papier, il faut respirer, souffler prendre un peu de temps. « Vous n’allez pas les collectionner quand même !», elle m’a dit cela, Fernanda. La gardienne parle d’expérience, cela fait des années qu’elle distribue ce journal dans cet immeuble tellement parisien et elle connaît les habitudes des abonnés plus exigeants envers les porteurs qu’avec eux-même. 
Ce côté snob parisien, je le repère plus facilement chez les autres que chez moi. Un journal du soir daté du lendemain c’est un signe de capitale, de privilèges, la province recule. Parfait pour le petit Rastignac venu des Landes. Du marqueur social à l’empreinte carbone, un journal papier est moins discret qu’un abonnement numérique mais au final peut-être moins émetteur de CO2, pour cela il faut le faire circuler et il n’émet qu’une fois lors de sa production. Je peux donc m’abandonner à cette pratique coupable et affronter le regard de Fernanda chaque matin en espérant que ce soit un jour, un soir.